samedi 31 octobre 2015

Prix Rossel 2015, les cinq sélectionnés

Dans la foulée des prix littéraires français, Le Soir organise, depuis 1938, le Prix Rossel dont le palmarès rassemble la plupart des écrivains belges qui comptent. Ces dix dernières années, comme le rappelle ce matin le quotidien: Patrick Delperdange, Chants des gorges; Guy Goffette, Une enfance lingère; Diane Meur, Les Vivants et les Ombres; Bernard Quiriny, Contes carnivores; Serge Delaive, Argentine; Caroline De Mulder, Ego Tango; Geneviève Damas, Si tu passes la rivière; Patrick Declerck, Démons me turlupinant; Alain Berenboom, Monsieur Optimiste; Hedwige Jeanmart, Blanès.
Pour l'édition 2015, le jury s'est réuni cette semaine et a choisi les cinq finalistes parmi lesquels se trouve le lauréat - il sera annoncé le 1er décembre. Les responsables de la sélection sont neuf: S'y rassemblent six lauréats du prix: Pierre Mertens, le président, Thomas Gunzig, Ariane Le Fort, Isabelle Spaak, Jean-Luc Outers et Michel Lambert; deux libraires: cette année Luca Ruffini Ronzani, de la librairie du Centre à Aywailles et Enrico Vaccari, de Tropismes à Bruxelles; et Jean-Claude Vantroyen, responsable des Livres du Soir. Daniel Couvreur, chef du service Culture, est secrétaire du jury.
Quant aux livres retenus, ce qui est l'essentiel, les voici.

Charly Delwart, Chut (Le Seuil)
Après Citoyen Park, situé en Corée du Nord, l’écrivain belge met le cap sur la Grèce en crise. Avec un titre qui intime le silence : Chut. Mais le silence comme arme, et qui n’interdit pas l’expression écrite : « Athènes comme un endroit à lire en permanence au point de devoir revenir à certains endroits parce que la fois d’avant on n’a pas eu le temps de tout lire. »
Devant un effondrement économique qui touche toutes les catégories de la population, mais d’abord les plus démunis, les murs se sont couverts de slogans qui dépassent parfois les simples revendications et rappellent la poésie libertaire de Mai 68 à Paris. Surtout quand la narratrice s’y met après avoir renoncé à parler. Elle n’est plus une enfant, pas encore tout à fait une femme, mais quelque chose en elle perce de l’adulte en devenir, et en particulier une remarquable détermination. Les changements physiques sont une chose, son refus de « faire semblant, de tout accepter » en est une autre. D’un seul mot, qu’elle ne prononcera donc pas, mais qu’elle a lu sur un mur, c’est la révolte qui se traduit par le silence, avec une explication pour justifier à ses propres yeux une démarche inhabituelle : « Il y avait une théorie qui disait que toute parole qu’on ne dit pas est une particule d’énergie qu’on garde pour soi, que cela rend plus fort, et c’est cela dont j’avais besoin, d’énergie, d’être plus concentrée. »
Ses parents, dont le couple est en voie de dissolution, l’acceptent plus facilement qu’elle le pensait. Ce sera moins facile à l’école, car la communication par le cahier qu’elle emmènera dès lors toujours avec elle n’est pas la norme. Elle acquiert en tout cas une perception plus aigüe des mécanismes de la crise et, peut-être grâce à la moindre déperdition d’énergie due au silence, se lance à sa manière dans le mouvement en occupant les surfaces murales encore disponibles pour des inscriptions.
Elle cherche à capter l’attention de différentes manières, par les mots bien sûr mais aussi par le lieu où elle les place, par leur répétition en perfectionnant sa maîtrise de pochoirs qu’elle confectionne elle-même. Au risque d’être dénoncée par ses mains tachées de peinture. Mais au bonheur de l’écriture dont la pensée désormais l’occupe en permanence. « Devenant cela au moins, quelqu’un qui écrivait, une ligne dans l’ensemble des possibles, j’avançais. La ville plus encore comme un espace vierge où potentiellement ajouter des phrases. »
Elle recrée un art poétique monumental, ne se contente pas de ses propres phrases, reprend des textes classiques, s’inspire de ceux qui, avant elle et ailleurs, surtout des artistes américains, ont inscrit leurs mots sur les murs des cités. Cités qui redeviennent ainsi des lieux de parole sans qu’il soit besoin de prononcer une seule syllabe…
La démarche est volontariste et belle, elle s’assimile à un poème dansé avec les mains au milieu d’un chaos où il reste possible de préserver une bulle de sens profond.

Gérard Mans, Poche de noir (Maelström)
Premier roman de Gérard Mans, Poche de noir porte un titre couleur polar. Ce n’est pas faux. Mais la poche est surtout celle dont les poulpes, seiches et autres calamars tirent leur meilleur moyen de défense : l’encre projetée en un nuage derrière lequel ils fuient à toutes tentacules. Raymond Vidal, gardien de musée au Palais de la mer en Charente-Maritime, était assez passionné par ces animaux pour déborder de son rôle et enchaîner les visiteurs à ses commentaires. Et assez habité par eux pour que, quand il a été retrouvé à Zagreb, écrasé entre des étagères à archives, un cadavre de pieuvre se trouve à côté du sien…
Savoir ce que Raymond Vidal faisait en Croatie, c’est le travail de Charles Bernard, détective à la petite semaine. Pour une fois, son enquête bénéficie d’un budget important et il en profite pour la conduire à travers l’Europe en se donnant, quand l’occasion se présente, du bon temps. « Comme je dis toujours, glander c’est glaner un peu. » Ce pourrait être sa devise.
L’enquêteur a beau glander, il doit quand même débrouiller un minimum la piste complexe d’un tableau du Caravage qui a disparu, peut-être pas pour tout le monde. Un spécialiste, Occhipinti, occupé à la rédaction d’un livre sur le peintre, lui en dira peut-être davantage. D’autant que Raymond Vidal, l’air d’un clochard, a passé un peu de temps chez lui. Les indices sont aussi insaisissables que le tableau lui-même. Il est passé par Berlin où Charles Bernard a d’autres raisons de se rendre – une femme. Une autre femme, qui loue son corps et sa bonne présentation, joue aussi un rôle dans cette histoire. Quand le détective se confond avec l’objet de son enquête et croit s’appeler Ray Charles, il est temps de conclure. Ou non.

Juan d'Oultremont, Compte à rebours (Onlit)
Il faut prendre le titre au pied de la lettre, ou au pied des chiffres: Juan d'Oultremont, ou plutôt son personnage, Judas Klaus-Thauman ( qu'il faut chercher à la lettre T dans l'annuaire, et qui revendique ses fautes d'orthographe), a bien l'intention d'aller de 365 à 1, en autant de jours et de messages envoyés à Décibell Blancherie, une trapéziste dont le deuxième mari, ou presque mari, est en prison pour terrorisme, dit-elle, et qui, en raison de cette situation, rédige chaque semaine une recette spécialement dédiée aux hommes enfermés, avec le souci souvent avorté de rendre le plat accessible derrière les murs et une intention poétique sous-jacente. Judas, au terme d'une année de correspondance, demandera Décibell en mariage. Elle est prévenue. Elle n'est pas d'accord. Elle est d'accord? Cela dépend, selon les moments. C'est la même chose pour les messages qu'il envoie: elle ne désire pas toujours les recevoir.
Ces messages, nous ne les lisons pas vraiment. Nous découvrons plutôt les commentaires que fait Judas sur ce qu'il a envoyé, sur les réactions de la destinataire, sur leurs rencontres, sur leurs parcours liés et contrariés.
Une histoire d'amour volontariste s'écrit sans tenir toutes les promesses de la rigueur manifestée au début: le compte à rebours saute des étapes, ralentit parfois, se trompe même dans la numérotation inversée. La vie, en effet, ne se mesure pas aisément à pas égaux, d'un point à un autre qui devrait, à l'arrivée, servir de conclusion.
On oscille donc entre le rythme précis et les embardées imprévisibles.

Francesco Pittau, Tête-Dure (Les Carnets du dessert de lune)
Tête-Dure, c’est le surnom que sa mère lui a donné après avoir envisagé de l’appeler Cœur-de-Pierre, a six ans en 1962. Il vit dans les jeux de son âge mais le monde des adultes est poreux et envahissant. Surtout quand la famille, immigrée d’Italie, vit à l’étroit dans un deux pièces et que la radio, en pleine crise des missiles cubains, nourrit la crainte d’une nouvelle guerre mondiale. Le père du jeune héros déteste les Américains : sans eux, l’Italie de Mussolini serait devenue un pays florissant et il n’aurait pas dû, comme tant de ses compatriotes, chercher du travail dans un pays de merde. Mais le coiffeur du quartier, un Grec, pense que les Cubains sont pires que les Turcs, c’est dire…
Une guerre serait peut-être cependant moins traumatisante pour le gamin que le sont les relations tumultueuses entre ses parents. La colère du père va croissant ce samedi-là, au rythme où la mère s’aigrit. La succession des maladresses interdit toute sérénité et Tête-Dure observe avec inquiétude son univers qui semble se déglinguer. Et qui pourtant, vingt-quatre heures plus tard, est toujours là, pareil à lui-même.

Eugène Savitzkaya, Fraudeur (Minuit)
Dix ans. C’est le temps depuis lequel Eugène Savitzkaya n’avait pas publié chez son principal éditeur, Minuit, où quatorze de ses livres étaient parus de 1977 (Mentir) à 2005 (Fou trop poli). Le silence était relatif : quelques titres avaient surgi ici ou là, et parmi eux des nouvelles rassemblées dans Propre à rien (Didier Devillez) ainsi que sa part de réponses à Hervé Guibert dans leur correspondance, Lettres à Eugène (Gallimard). Il n’empêche qu’on se jette sur Fraudeur, roman, doublé d’un recueil de poèmes, A la cyprine.
Fraudeur renoue avec la langue charnelle qu’on a plaisir à fréquenter depuis ses débuts parce qu’elle remue en profondeur dans la phrase et communique son frémissement. Un garçon de quatorze ou quinze ans, qualifié de fou, vit à la campagne et y découvre une manière personnelle d’appréhender le monde. On est tenté de voir en lui l’écrivain à cet âge.
Le texte est très ancré dans les paysages de Belgique, avec champs, foin, lapins et perdrix (entre autres), mais il arrive que le décor devienne, dans un mouvement de transformation ou de superposition, maisons en rondins de bois au bord du Dniepr, avec bortsch, vodka et pirojki, parfums slaves des origines familiales.
Pour le fraudeur fou comme pour l’écrivain, et depuis longtemps en ce qui concerne celui-ci, son œuvre en témoigne, l’univers se perçoit comme un immense terrain de jeux où dominent les sensations. Rien n’est intellectualisé, le contact est direct à travers l’odorat, le goût, le toucher, le regard… C’est la même démarche que dans le diptyque consacré aux enfants, Marin mon cœur et Exquise Louise, sinon qu’il s’agissait là de restituer une réalité observée et qu’il faut ici, dans Fraudeur, la reconstituer après bien des années.
Les enregistrements du sismographe ont parfois dessiné des traits assez nerveux, particulièrement dans les premiers livres. On en aperçoit quelques traces, de loin en loin, signalées peut-être par les lapins éviscérés après une castration ou par la menace que représentent les guêpes. Mais, dans l’ensemble, l’écriture semble apaisée, attachée à dire le doux plutôt que le rêche. Méfions-nous malgré tout : « Ne m’apaise que l’amour charnel et le vin jeune », dit Savitzkaya…

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