mercredi 2 mars 2016

Du pouvoir au vide, le chemin de la sagesse

Même sans être un historien de la pensée chinoise, nous avons tous en nous quelque chose de Tchouang Tcheou, dont Patrick Rambaud a fait Le maître d'un roman paru l’an dernier, réédité aujourd’hui en poche. Et peu importe qu’on écrive son nom comme le romancier ou, ainsi que préfèrent d’autres, Tchouang-tseu ou Zhuangzi. Peu importe aussi s’il a, ou non, réellement existé. Car il a eu, si ce qu’on a rapporté de lui est exact, une fulgurante intuition que Rambaud cite dans son roman : « Etait-ce Tchouang Tcheou qui se rêvait en papillon ou un papillon rêvant qu’il était Tchouang Tcheou ? » Cette formulation poétique d’une prise de conscience fusionnelle avec le monde appartient, de manière vague ou précise selon les cas, à notre fonds culturel commun. De quoi inciter à se pencher de plus près sur un personnage curieux.
Son époque, il y a vingt-cinq siècles, est furieuse : les potentats locaux ne se contentent pas de régner sur les territoires et les populations que le passé leur a légués dans une région entre le Fleuve Jaune et la rivière Houaï. Ils en veulent toujours plus et se comportent comme des bandits – bandits qui, par ailleurs, ne manquent pas et ont tendance à se comporter à la manière des potentats locaux. Tchouang, fils d’un intendant du prince, est mêlé tôt, malgré les signes néfastes qui planaient sur sa naissance, aux intrigues de la cour. Et, ensuite, aux inévitables bouleversements qui suivent les renversements du pouvoir. Sur la voie tracée par son père, il peut devenir fonctionnaire et même espérer un poste de haute responsabilité : il a une belle écriture…
Mais, petit à petit, il comprend que le pouvoir est aussi le lieu de tous les dangers, dès lors que l’on professe des idées non compatibles avec celles de la hiérarchie : « Mes idées sont fausses, Monsieur le Suprême Directeur, parce que ce ne sont pas les vôtres », répond-il un jour. Et il est troublé par la ferme opposition du prince Shang aux valeurs morales quand celui-ci affirme : « Abêtissons l’humanité ! L’intelligence du peuple est si courte que ceux qui œuvrent pour son bien, il les rejette. Crois-moi, ils n’obéissent qu’au dompteur, ces brutes ! »
Le chemin de la sagesse diverge de ce langage épris de force brutale. Pour l’emprunter, après avoir malgré lui accepté une mission d’ambassadeur qui s’est mal terminée et dont il n’est sorti vivant que par miracle, Tchouang construit, à son propre usage, une philosophie du détachement qui prend forme lors de longues discussions avec un gnome rencontré dans les pérégrinations imposées par sa fuite : « ils s’accordèrent sur le danger des convictions, qui éloignent de la réalité, et, en fin de compte, ne sont que des distractions. » L’oisiveté est, à ses yeux, la seule manière de vivre sainement : « Il faut mener sa vie comme une barque vide qui dérive au gré des courants. »
Ni dieu ni maître, en quelque sorte : Patrick Rambaud conduit Tchouang au bord d’un vide salutaire, mais lui fait aussi connaître l’inévitable paradoxe qui consiste à traîner derrière lui des disciples qui l’appellent « maître », comme le titre du roman le laissait prévoir. Si bien qu’il se met à rédiger un livre de sagesse universelle en sachant que d’autres le continueront après sa mort sans le talent issu de son propre parcours initiatique. Devant la perspective d’une postérité maladroite, il conclut à son peu d’importance, tant qu’il reste une occasion de se soûler…
L’itinéraire intellectuel de ce sage, reconstitué par Rambaud, est brumeux et limpide à la fois.

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